MA ROQUINERIE

"laissez l'onde aller légère aux sources du souvenir...c'est là que se trouve le meilleur à venir" kb

mardi, juin 14, 2005

Le "Hâl" ou la transe cabalistique du phénomène "El-Ghiwan"

La formation mythique dans les années 70


mon article tel que paru dans le numéro 4 de la revue Ougarit : http://www.ougarit.org/revufr4.htm


Les styles de musique surgissent du plus profond de nos êtres, là où le legs ancestral de l’expression collective se mélange aux effluves de l’expérience individuelle et de sa perception environnementale résonnante sur les cordes sensibles de notre entité interne.

De ce point de vue, la musique nord-africaine après avoir survécu à la colonisation et à l’appauvrissement retrouve toute sa vigueur grâce à l'expression véhémente des opprimés et offre une palette musicale d'une grande richesse. C'est ainsi que les " Imazighen " (berbères) qui peuplent les montagnes, de l’atlas marocain aux confins de la Kabylie algérienne, détiennent le patrimoine musical le plus ancien de toute l’Afrique " blanche ". Dans ces régions, même le " GNAWA "[1] à cessé d’être une musique d’esclaves noirs arrachés du " Blad’soudan " (pays du nègre), pour constituer, principalement au Maroc, un corps à part entière de ce patrimoine, au même titre que le genre dénommé " andaloussi-maghrebi "[2] [intégrant les deux nuances " Andaloussi " et " Gharnati "], qui constitue l’héritage culturel le plus probant d’Al-Andalus , l’Espagne Hispano-musulmane.

Alors que ce dernier genre musical, pratiqué par l’aristocratie et la bourgeoisie citadine, est synonyme de raffinement puisque il s'appuie sur l’érudition et la haute maîtrise des règles fondamentales régissant cet art, les autres genres cantonnés dans un paysage rural pauvre, enclavé et quasiment analphabète demeurent l’unique moyen de préserver une identité culturelle ancestrale. Longtemps dépréciés et marginalisés par l’hégémonie de la classe dominante arabe, ils continuent à se perpétrer dans une pure tradition orale. Entre ces deux genres s'est développé au Maroc, juste après l’indépendance et jusque dans le milieu des années quatre vingt , un genre "contemporain" (al-âasri). Ce genre hybride s'est nourri d’un " chant " patriotique au relent de " marche militaire" et du grand classique Arabe, alors en pleine apogée à travers les grandes voix égyptiennes d’Oum Kaltoum, de Mohammed abdelouaheb et de bien d’autres encore, s'est petit à petit détaché du terreau " nationaliste " pour sombrer de plus en plus dans un mimétisme culturel véhiculé par la mode médiatique de l'époque, qui acculait tout artiste ambitieux à un terrible choix : soit d'être Egyptien pour éventuellement réussir son entreprise artistique soit copier l'autre sans pour autant y parvenir.
Les années soixante dix furent certainement pour le droit à l’expression culturelle et politique au Maroc, la période la plus néfaste et , paradoxalement, la plus riche en volonté créatrice. Elles virent l'avènement d'une nouvelle conception artistique et idéologique, caractéristique de cette époque, qui tendait à engager le jeune marocain dans une voie socioculturelle s’appuyant sur un choix rythmique, théâtral, pictural et social moderne, où la connivence linguistique joue un rôle capital.
Alors que la chanson marocaine "al-âasrya" (contemporaine), médiatisée, s’essouffle dans une voie sacrifiant la création artistique pure à l’opportunisme étatisé (pour être médiatisé certains artistes deviennent fonctionnaires de l’état) sous le regard drastique d’un ministère de l’intérieur qui " balise " les goûts en matière d’art, l’avènement d’une jeune formation : " Nass El Ghiwan " (les gens du ghiwan) vient bouleverser la donne musicale marocaine.

Comme tous ceux de ma génération j’ai découvert, éberlué, à la télévision ces jeunes garçons mi-Beatles mi-Derviches qui reprenaient les apophtegmes, dignes de la cabale, d’Abderrahman El Mejdoub[3] dans un style musical séduisant. Le style folklorique étriqué et figé volait en éclat, et ouvrait la voie à un art contemporain à part entière. Cet art contemporain, parce que nourri de notre tradition orale, nous réconciliait avec une musique séculaire. Soudain réinvestie dans un style approprié à l'esthétique et à la sensibilité de notre époque cette musique, qui ne reniait ni ses racines ni les nouveaux apports mélodiques venus d'ailleurs, nous touchaient profondément. Le nom même du groupe ne fût pas choisi au hasard. Etre un "Ghiwan" c'est d’abord une coutume ancestrale qui permet à des gens reconnus pour leur probité et leur faculté de décrire avec simplicité le quotidien de la vie et les maux des gens, à travers les mots et la gestuelle. Ces chantres et troubadours transmettaient, de douar en douar, leur sagesse grâce aux seuls moyens en leur possession : le théâtre sous forme de la "hâlqa"[4] et la chanson.

Etre un " Ghiwan " c'est aussi l'histoire d'un pari qui s’engagea au début des années soixante dans le quartier "hay al mohammadi " de Casablanca, vivier du mouvement contestataire marocain dans les " années de plomb ". Cinq garçons, tous originaires de quartiers déshérités (Omar Sayed et Boujemâa -dit Boujemiî (mort en 1974)- habitaient Derb Moulay Cherif, Larbi Batma (mort également en 1997) était issu du " kariane Jdid ") vont y développer le style qui viendra révolutionner le domaine artistique marocain. cette proximité culturelle et affective allait être le ciment du groupe. Ils débutent leur carrière dans la maison des jeunes du Hay, non loin du café Essaâda (que Larbi Batma évoque comme le fief de la formation dans son autobiographie "arrahil"). Ils rejoignent ensuite la troupe théâtrale de Tayeb Saddiki[5]. L'idée de départ était simple : il fallait se réapproprier le patrimoine culturel pour créer des textes portant sur des questions de société. Fortement influencés par Tayeb Saddiki, un précurseur dans ce domaine, ils se mirent à écrire des textes "engagés" dépassant le cadre local. Sur le plan musical, le groupe composé de cinq membres s'est révélé rapidement plus efficient qu'un orchestre pléthorique et, disons-le, franchement passif. De même, les phrases musicales sont simples et faciles à répéter, car elles se réfèrent à des schémas connus du public. Ils ont fait la synthèse musicale entre le style 'arûbi (campagnard) de Boujmiî et le gnâwi d'Abderrahman Kirouj (dit Paco) ; le tout associé à des rythmes vigoureux invitant à la transe salvatrice. Nass El Ghiwan retrouvent ainsi le chemin du mysticisme tragique et révolté, exaltent le souvenir et forcent l'inspiration à partir de la " hadra " et du " hâl "[6], un hâl désacralisé et porté en-dehors de la " zaouia "[7] vers la scène afin d'embrasser d'autres thèmes sociaux et politiques.

Leur processus contradictoire qui, tout en intégrant la musique populaire, sait s'en démarquer, a eu pour conséquence l'amalgame des thèmes, des combinaisons rythmiques et mélodiques, et surtout la réunion d'instruments venus de traditions différentes : on n'avait jamais vu auparavant le guenbri gnawi[8] côtoyer le harraz hamdûshi[9], la tbila[10] des 'Aïssawa[11], le bendir[12] des chanteurs populaires, et même le banjo ou la mandoline au son métallique, instrument caractéritique de la musique arabo-andalouse. La mélodie puise aussi bien dans le melhoun[13] ou dans le répertoire profane de la campagne que dans les chants des confréries. Cependant, on remarque une nette attirance de Nass El Ghiwane vers les gnawa et les dikr 'aïssawa . Le melhoun est surtout sollicité dans les chansons s'inspirant soit d'un personnage populaire (tel Sidi Qaddûr Al Alami), soit d'un thème pouvant être réinterprété dans le présent (A sbhân Allah d'Al-muwaqqit), soit des quatrains du soufi itinérant, Sidi Abderrahmân al-Majdûb.
Comme tous ceux de ma génération j’ai vibré au son de leur mélodies. Au delà du rythme et au delà des paroles, ces chansons réveillaient en nous quelque chose de profond. Une réminiscence ancestrale nous faisait glisser, tantôt avec douceur tantôt avec frénésie, dans les brumes d’une une transe cabalistique (hâl) où chaque mot, porté par les basses vibrantes du " genbri", retrouvait toute sa dimension spirituelle en puisant dans le mysticisme, et où le chant guerrier se mêlait aux lamentations pour nous transporter dans des dimensions d’une mémoire collective séculaire jamais atteinte.

Le langage employé rappelait étrangement le langage médiéval appelé "langage des oiseaux" autrefois utilisé dans les textes traditionnels et les ouvrages alchimiques de la France médiévale et qui fût reprit par la cabale. Langage secret réservé à la véritable élite de tous les temps, celle des érudits et non des possédants. C'est ce langage même qui fut perpétué par les trouvères et les ménestrels( à l’image de nos " ghiwan ") qui, allant de château en château, transmettaient les vérités à qui était apte à les comprendre. En cela il englobait harmonieusement les principes de la cabale et ceux du soufisme. Ce langage ouvre en nous des espaces qui résonnent bien au delà de ce qui raisonne; des espaces qui redonnent aux mots le souffle qui de part en part les traverse.

Nass el ghiwan étaient des contestataires et avaient su instinctivement, par leur talent à l’état brut, transmettre leur message à travers ce langage à double regard qui évitait la censure despotique des années soixante dix pour dénoncer un état corrompu et nous faire entrevoir une identité culturelle authentique. Une identité dans laquelle récuser l’existence d’une orientation surnaturelle des actions prescrites par la religion reviendrait à considérer celle-ci comme un juridisme ritualiste. Ils nous on fait entrevoir la fraternité en remettant en cause la sacralité par le sang dont se nourrissait le féodalisme.

En regardantt dernièrement dans une émission télévisée qui rendait un hommage tardif à ce qui restait de cette formation mythique [que Martín Scorsese, le producteur américain, a décrite comme les Rolling Stones de l'Afrique], je ne pus m’empêcher de penser tristement que le Maroc à été privé d’une révolution culturelle cruciale à son émancipation. Je ne pus m’empêcher de me rappeler que des choses graves se sont passées dans les années soixante dix , période où la brutalité policière a contraint les intellectuels à battre en retraite, à ne plus se mêler de la chose publique.

Nass el ghiwan et leur transe mystique demeureront le symbole vivant de cette lueur d’espoir emblématique, entrevue à un moment par tous.

Khalid benslimane
Casablanca le 29 mai 2004
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Notes de bas de page
[1] Style Gnawi: Au Maroc la confrérie des Gnawa s'est constituée a partir de populations originaires d'Afrique Noire, principalement des esclaves et leurs descendants. A l'époque des sultans Moulay Ismail (1672-1727) a Meknes et Moulay Abdellah (1757-1790) a Essaouira, les Gnawa ont été déportés en tant qu'esclaves de leurs terres d'origine, l'ex-Soudan occidental (Mali, Guinée, Ghana), pour constituer la garde noire chérifienne. Les Gnawa associent musique et guérison pendant leurs nuits rituelles (Lila) de transe. La musique est rythmique, les paroles sont inspirées des saints de l'islam et des cultes de l'Afrique.

[2] " al-andaloussi-maghrebi " appelé aussi " tarab al-andaloussi " doit son origine à Ziryab, grand maître de l’école arabo-andalouse . Il est à Bagdad le disciple d’Ishaq al Mawali , maître de l’école des " udistes " (luthistes) . Devenant meilleur que son maître, Ziryab est contraint de quitter Bagdad, il se retrouve à Cordoue en 822 .Il est un musicien extraordinaire mais aussi un grand lettré, un astronome et un géographe. Il a amené avec lui la grande tradition des udistes en Al-Andalus . Il a inventé avant tout le système des noubas qui a déterminé les formes, les genres et les modes pratiqués encore de nos jours. Cette musique a ses caractéristiques propres qu’elle a développé au cours des siècles .
On l’appelle aussi " Al-Ala " ou " tarab al-Ala ", elle représente la musique classique profane .
La musique arabo-andalouse a été amenée au Maroc après la chute des arabes en Andalousie . Elle s’est implanté principalement à Fès, Tétouan, Rabat et Oujda. On l’appelle soit " fassiya " ( originaire de Fès) soit " tetouanniyya " ( originaire de Tétouan) .
A Rabat et Oujda a surtout été développé un style dit " Gharnati " , en hommage à la ville de Grenade, dernier bastion de la présence arabe en Andalousie . Gharnati signifie littéralement extase grenadine, ce style est caractérisé par la prépondérance des instruments à cordes pincées : on y rencontre la mandoline et le banjo

[3] Abderrahman El Mejdoub : poète soufi populaire du XVIe siècle (mort en 1565) dont l’œuvre orale continue, malgré toute cette distance temporelle à être présente dans la vie quotidienne des peuples marocain et maghrébin.
Comme beaucoup de célébrités maghrébines, comme pour Ibn Khaldoun par exemple, El Mejdoub est aussi un de ces héros que chaque pays du Maghreb revendique et qui, par l'instabilité de leur vie, leur errance au hasard des pouvoirs, des exactions ou simplement par goût de l'aventure et de la connaissance ont livré à chaque portion de la terre maghrébine un legs qu'elle conserve comme partie constitutive de son patrimoine. Une personnalité comme celle de Mejdoub, démontre bien une communauté linguistique, psychologique et culturelle dont les peuples maghrébins sont conscients et qui s'impose assurément lorsqu'on aborde ces problèmes avec le sens critique nécessaire, avec l'esprit refondateur des sciences humaines coloniales. Ainsi, Si Mejdoub est né à Tit, sur la bordure du Maroc Atlantique, entre El Jadida et Azemmour, si la langue où ont été conçus ses quatrains a été influencée par le dialecte arabe algérien, s'il a passé une partie de sa vie en Tunisie et en Algérie, nous voyons largement qu'un souffle commun a traversé le Maghreb, que ce sont les réalités maghrébines dans leur ensemble qui sont concernées, passées au filtre d'un esprit et d'une psychologie exceptionnels et transmis. L’œuvre de Mejdoub a nourri les langues populaires maghrébines d'un certain nombre de proverbes, de tournures, de mots et de formes. Mais comme toute œuvre de cette facture, ne comptant que sur la mémoire pour sa transmission et sa sauvegarde, elle s'exposait à la dilution, à la perte de son identité.

[4] halqa : troupes qui se donnent en spectacle sur les places publiques où ils forment leur "cercle" de spectateurs (hâlqa), à côté d'autres cercles, de charmeurs de serpents, conteurs, devins, acrobates. Marrakech et sa place Jama lfna perpétue toujours cette tradition.

[5] Tayeb Saddiki : Monstre sacré du théâtre marocain. Il a redonné une dimension d'actualité à ce poète maghrébin authentique qu’était Abderrahmane Al Majdoub dont l’œuvre sauvée partiellement grâce à quelques recueils et monographies était tombée dans l'usage de consommation anonyme.

[6] hadra et hâl : l’hadra est en général une veillée mystique qui consiste par la transe à exorciser les possédés au moyen d’une musique à la vibration puissante qui résonnait jusque dans le fond de l’âme et ce à l’aide du gembri gnawi ou de l’allun. l’Hâl (traduit littéralement veut dire " état ")étant ce moment charnière qui précédait la transe et où l’être bascule du conscient vers l’inconscient mystique de la transe libératrice.

[7] zaouia : La Zaouïa, dans toutes les terres islamiques, est le lieu de refuge, l'asile sacré où le pauvre comme le riche trouve sur sa route la nourriture et le repos. Paye qui peut. La communauté vit des dons et des aumônes du passant et aussi des biens de l'orphelin dont elle se fait la tutrice lorsque la justice l'ordonne. L'hospitalité de la Zaouïa est forcément limitée pour éviter l'encombrement, mais elle est inépuisable. Elle est parfois une communauté puissante et empreinte de justice et d’équité retranchée dans une forteresse.

[8] guenbri gnawi : Instrument à trois cordes à son grave en forme de demi-tronc d’arbre avec un manche carractéristique des gnawa d’origine noire-africaine.

[9] harraz hamdouchi : un grand tambour à cadre contenant deux cordes à l’intérieur qui lui procuraient une résonnance particulière

[10] tbila : genre de petit tam tam

[11] aissawia : La confrérie Aïssawa, fondée par le saint Sidi M'hammed Ben Aïssa, dont le tombeau se trouve à Meknès, fait partie des ordres mystiques donnant à la musique un rôle spirituel éminent.

[12] bendir : tambour à cadre porté d’une main et battu de l’autre produisant de fortes vibrations

[13] Le Melhoun, à l'origine pure création littéraire, s'est imposé comme un art poétique aujourd'hui connu au Maroc sous le nom de Qassida du zajal. Associé à la musique, le Melhoun s'est très vite propagé à travers le pays où il a acquis une notoriété inégalable, particulièrement auprès des travailleurs et des artisans.

6 commentaires:

  • À 6:19 PM , Anonymous Anonyme a dit...

    je me suis permis de publier un de tes écrits-vains sur mon blog


    Ayoub
    www.kingstoune.com

     
  • À 6:26 PM , Anonymous Anonyme a dit...

    tu me dois deux balles!! :) :)

    kb...père missionaire

     
  • À 6:33 PM , Anonymous Anonyme a dit...

    Il est publié ce mag ?

    Ayoub

     
  • À 11:45 AM , Anonymous Anonyme a dit...

    excellent travail kb, je savais que ce kb cache un monsieur pas comme les autres rien que pour cette page dédiée à ''nass al ghiwane'' dont je suis la plus fidèle des fans...

    et bravo pour le reste

    fatinouche

     
  • À 12:49 PM , Anonymous Anonyme a dit...

    merci saida

    ayoub...j'ai mis le lien de la publication

    kb

     
  • À 5:21 PM , Anonymous Anonyme a dit...

    bravo kb c bien ecrit mieux que tout nos journaliste reunis merci...belkaid wald lhay

     

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